lundi 28 novembre 2011

Noyade


Et je sens les mots s'échapper, je trouve mon corps incapable de répondre, je sens mes mâchoires se serrer. Mes lèvres semblent être collées l'une à l'autre, comme si j'étais bâillonnée, muette et ligotée. Je suis entièrement impuissante, figée comme un lapin pris dans la lumière des phares. Mes pensées filent à toute allure ou alors se vident : soit je suis trop présente dans ma tête soit je suis absente, emportée dans une vague de néant. Les pensées sont alors lentes, détachées : celles d'un observateur, à peine intéressé. À l'autre extrême, je me sens complètement piégée, enchaînée à ce corps et handicapée par lui : je lui commande de bouger et il ne le fait pas, je crie dans ma tête à mes lèvres de bouger mais elles ne le font pas. J'ai l'impression de me noyer sans pouvoir crier à l'aide. Je peux cligner des yeux, mais ça s'arrête là.

La cause de cette réaction de renfermement extrême ? N'importe quelle chose qui puisse me rappeler le pire de mon passé. Ma tête et mon corps titubent en revivant le traumatisme, je suis submergée par lui, engouffrée en lui. Je prie pour avoir la réaction de détachement : l'autre est trop douloureuse, trop solitaire, pour être supportable. Quand c'est arrivé en thérapie l'autre jour, je me suis retrouvée piégée dans mon passé, des images torturantes de ma maltraitance brûlant dans mon esprit et dans mon corps, infirme et seule.

Je ne veux plus retourner là-bas toute seule.

Tout est connecté. Une pensée, un souvenir en déclenche un autre et encore un autre et c'est parti, un cercle d'horreur s'élargissant sans cesse devant mes yeux seulement, dans ma tête seulement. Je veux crier "aidez-moi, s'il vous plaît aidez-moi, soyez là avec moi, aidez-moi à sortir de là", mais aucun mot ne vient. Mes lèvres restent soudées, imperméables à mes ordres d'ouverture.

Cela ne devrait pas me surprendre de devoir parfois lutter pour ouvrir la bouche, que ce soit pour manger ou pour parler. Ma bouche a été gravement maltraitée quand j'ai été vendue : je m'étranglais et vomissais sur bite après bite enfoncée dans ma gorge, les poumons en feu, les yeux dégoulinant. En situation ressentie comme risquée, ma bouche refuse de coopérer.

Pour ce qui est des mots, de parler, d'appeler à l'aide, cela ne devrait pas me surprendre non plus. Quand j'ouvrais ma bouche je risquais son poing, alors j'ai arrêté de parler. Et les mots me manquaient de toute façon, étaient inadéquats de toute façon, s'enfuyaient de toute façon. Comment transmettre la terreur qu'est le viol collectif ? Comment transmettre la dégradation que tu subis chaque jour en étant frappée, en étant vendue. Les récits deviennent disjoints à cause des blackouts. Les émotions ? Mon dieu, tu n'as aucune idée de ce que tu ressens. De la peur au-delà de toute description, de la souffrance au-delà des mots, l'engourdissement d'aller encore au-delà de ça, au-delà.

Tout s'effondre au final. Tu te détaches et tu t'observes battue, violée, au bord de la mort. Tu n'as aucun pouvoir là-dessus, aucune échappatoire. C'est un peu comme observer le monde de sous l'eau, à distance : le son semble éloigné, les actions semblent ralenties. Un accident de voiture en slow motion, sans l'émotion.

Puis le dégoût revient dans ton corps, dans les émotions, tu vois à nouveau avec tes yeux, tu entends avec tes oreilles, tu ressens ce qu'ils font. De retour dans la peur et les pensées qui filent, les tremblements et l'être. Réunie avec ton corps, la douleur revient à toute vitesse et t'étouffe. Ta poitrine se comprime, ta gorge se noue.

Mon expérience du syndrome de stress post-traumatique est alors une exacte reviviscence de la façon dont j'ai vécu le traumatisme d'être prostituée à l'époque. La fluctuation entre le détachement et la trop-présence reste là, alors que les circonstances extérieures de ma vie diffèrent. Je ne suis plus physiquement sujette aux abus que j'ai subis. Mais les cicatrices mentales restent, et ont un effet physique. Elles me handicapent comme elles le faisaient à l'époque, mais n'ont plus aucun but à présent. À l'époque, c'était ce que mon esprit et mon corps faisaient pour survivre. Maintenant, cela sert à m'isoler.

La confiance ne me vient pas facilement, et pour de bonnes raisons. Mais à présent j'en ai plus besoin que jamais. J'ai besoin d'être honnête et d'appeler à l'aide. Et j'ai besoin de beaucoup d'aide. Je doute que ce travail puisse être vite fait bien fait. Tant que je suis incapable d'ouvrir la bouche, je remercie Dieu d'être capable d'écrire. Sans cette soupape de sécurité, je serais comme j'étais à l'époque : complètement foutue.

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